Mes livres coup de cœur
sont rares, de plus en plus rares. Je ne me souviens pas d’un livre coup de
cœur qui marque au point qu’il me soit impératif de le relire…Marie-Hélène l’a
fait ! Depuis longtemps, ses ouvrages sont teintés de son expérience
personnelle, et de son enfance sur les bords de la Saintoire, dans son Cantal
natal. Celui-là est sans aucun doute le plus personnel, le plus intime. Il m’a
littéralement bouleversée de part ce qu’il dégage de force, de pudeur, de
violence larvée et de concision.
″Demain, chez ses parents, elle fera semblant. (…) elle a fait sa vie comme
ça ; elle va avoir trente ans et sa vie est un saccage, elle le sait, elle
est coincée, vissée, avec les trois enfants, il les regarde à peine, mais il
est leur père, il est son mari et il a des droits. (…) Elle doit tenir son rang. ‶
Ce roman est construit en
trois actes, à des dates bien précises chaque temps avec un point de vue
différent. Chaque date est symbolique.
En premier lieu, en cette
date de résolution de la guerre des six jours, qui sonne pour la mère comme la
fin de son mariage. Mariée et mère de 3 enfants, en ce week-end comme les
autres de visite à la famille, c’est décidé, elle ne reviendra pas ; elle
se souvient de ses 8 années de mariages, de la violence, des coups et des bleus
qu’elle cache, de ce corps ravagé par les grossesses qui la complexe, de cette
vie faite de travail, de rituels, d’humiliations, de silences et de sacrifices
où il faut tenir son rang, comme on le lui a appris.
‶Le dimanche matin, quand ils descendent, elle rumine
sa vie, les sept dernières années, depuis le mariage. Elle est comme une vache
lourde, une vieille vache fatiguée, une vache fourbue ; elle rumine et elle
attend. ″
Elle ne reviendra pas, les
enfants non plus !
En second lieu, en 1974,
alors qu’un président réformiste pour les femmes vient d’être élu, c’est le
père qui se souvient. Sa femme l’a quitté, il ne comprend pas bien ce qui lui
est arrivé. Il pensait qu’elle reviendrait, qu’il la tiendrait avec l’argent…Il
est seul dans la ferme dont il a racheté sa part à elle, et qu’il doit
exploiter pour payer les traites. Les filles sont parties en ville pour étudier
et ne reviennent que 2 semaines pour les vacances. Il regrette son premier
amour, du temps où il faisait son armée au Maroc. Il aurait pu rester ; seulement
voilà, il ne voulait pas obéir, ni risquer d’être envoyé en Algérie. Il est
rentré, a épousé la mère des enfants…
Enfin, en ce jour de 2021,
Claire, la seconde fille, revient aux sources pour rendre les clefs. La maison
a été vendue. Le père est mort.
C’est connu, Marie-Hélène
Lafon va droit au but, ne s’engage pas dans les longueurs ; c’est encore
plus vrai ici : son écriture est encore plus resserrée ; Il n’y a rien de
trop, chaque mot est pesé, choisi ; chaque phrase se fait précise .Le
superflu n’a pas sa place . Pas de scènes de voyeurisme pour parler de la
violence conjugale, mais elle plane tout au long de la première partie. Pas de
longs discours sur l’émancipation des femmes au tournant des années 70 ;
la mère un jour dit stop ! et s’y tient, résiste, va au bout de sa décision.
Enfin, et c’est un thème
récurent chez l’auteur, la ruralité et surtout son Cantal natal sont
omniprésents. On sent aussi un virage important dans ces métiers de la terre et
ses difficultés croissantes.
Marie-Hélène Lafon signe
ici un roman âpre, aussi bref que puissant, et prouve encore une fois son immense
talent !
Les sources de
Marie-Hélène Lafon, aux éditions Buchet-Chastel (Janvier 2023, 120 pages)
Marie-Hélène Lafon est une
professeure agrégée et écrivaine française née en 1962.
Née dans une famille de
paysans, elle est élève à l'Institution Saint-Joseph (collège) puis à La
Présentation Notre-Dame (lycée) deux pensionnats religieux de Saint-Flour.
Elle part ensuite étudier
à Paris, à la Sorbonne, où elle obtient une maîtrise de latin et le CAPES de
lettres modernes. Elle obtient également un Diplôme d'études approfondies (DEA)
à l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle puis un doctorat de littérature à l'Université
Paris VII-Denis Diderot.
Elle devient agrégée de
grammaire en 1987. Elle enseigne le français, le latin et le grec dans le
collège Saint-Exupéry, Paris 14e, en banlieue parisienne, dans un collège situé
en Zone d’Éducation Prioritaire, puis à Paris, où elle vit.
Elle commence à écrire en
1996, à 34 ans. Son premier roman "Le soir du chien" (2001) est
récompensé par le prix Renaudot des lycéens en 2001.
Elle avait précédemment
écrit des nouvelles - pour lesquelles elle ne trouvait pas d'éditeur - dont
"Liturgie", "Alphonse et Jeanne", qui seront publiées
l'année suivante dans le recueil "Liturgie" (2002), récompensé par le
prix Renaissance de la Nouvelle en 2003.
Elle préside le prix
littéraire des lycéens de Compiègne en 2003-2004.
Lauréate de nombreux prix,
Marie-Hélène Lafon obtient le Prix du Style 2012 pour "Les Pays" et
le Prix Goncourt de la nouvelle en 2016 pour "Histoires". Elle reçoit
le Prix Renaudot 2020, pour son roman "Histoire du fils".Nos vies, en
2017 ;Joseph en 2014 ;
Célibataire et sans
enfant, son département d'origine, le Cantal, et sa rivière, la Saintoire, sont
le décor de la majorité de ses romans.