Yvetot, un dimanche d'août 1950. Annie a dix ans, elle joue dehors, au soleil, sur le chemin caillouteux de la rue de l'Ecole. Sa mère sort de l'épicerie pour discuter avec une cliente, à quelques mètres d'elle. La conversation des deux femmes est parfaitement audible et les bribes d'une confidence inouïe se gravent à jamais dans la mémoire d'Annie. Avant sa naissance, ses parents avaient eu une autre fille. Elle est morte à l'âge de six ans de la diphtérie. Plus jamais Annie n'entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette sœur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question. Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte. Car forcément, elle joue un rôle dans l'identité de l'auteur. Les quelques mots, terribles, prononcés par la mère ; des photographies, une tombe, des objets, des murmures, un livret de famille : ainsi se construit, dans le réel et dans l'imaginaire, la fiction de cette " aînée " pour celle à qui l'on ne dit rien. Reste à savoir si la seconde fille, Annie, est autorisée à devenir ce qu'elle devient par la mort de la première. Le premier trio familial n'a disparu que pour se reformer à l'identique, l'histoire et les enfances se répètent de manière saisissante, mais une distance infranchissable sépare ces deux filles. C'est en évaluant très exactement cette distance que l'auteur trouve le sens du mystère qui lui a été confié un dimanche de ses dix ans.
Ce texte est une commande d’un éditeur à l’occasion de la création d’une nouvelle collection : « Ecrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ».
Il n’y a pas de plus beau cadeau qu’un être puisse faire qu’un lettre, c’est un peu de lui qu’il donne, à l’autre, aux autres, sans retour ni récupération possible. Une lettre c’est un morceau d’âme que l’on couche sur le papier pour l’éternité, c’est un peu ou beaucoup de son intimité dont on se démet pour l’offrir à l’autre.
« T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. »
Avec une écriture ciselée, bien à elle, Annie Ernaux écrit cette lettre à sa sœur ainée morte de la diphtérie à 7 ans et qu’elle n’a jamais connue. Les mots sont choisis avec précision, il n’y a rien de trop.Il y a comme une économie de phrases et de mots, et pourtant, tout y est.
Un concentré de ressenti.
Un voyage au cœur d’elle-même, au pays de son enfance.
« A mon enfance racontée, pleine d’anecdotes, ne correspond pour la tienne que le vide. »
Annie Ernaux dit la douleur d’être celle qui reste, celle qui remplace.
« A la fin, elle dit (en parlant de sa mère qu’elle entend par hasard, étant enfant) de toi elle est plus gentille que celle-là. »
« Je suis venue au monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée »
« Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »
Annie Ernaux se pose plus de question, qu’elle ne trouve de réponses .Il y a tout le poids des non dits de cette époque. Elle savait, pour sa sœur, mais n’en a jamais rien dit à ses parents. Chacun a fait comme si l’autre ne savait pas.
« Me conforter à leur désir de mon ignorance de toi. »
Cette lettre m’a touchée, émue par moment. J’ai beaucoup d’admiration pour celle ou celui qui avec des mots simples, choisis et forts,sait parler de son intime sans déballage, mais au contraire avec finesse. L’art est difficile, la frontière entre la pudibonderie, et l’étalage indigne est tenue,
Annie Ernaux réussi l’exercice avec brio : en dire assez mais pas trop, avec élégance.
Il y a quelques années, j’avais été un peu déroutée par son écriture ; je me remettrai à l’ouvrage.
Annie Ernaux-Nil coll les Affranchis (mars 2011)-77 pages
Depuis Les Armoires vides (1974) jusqu'aux Années (2008), en une quinzaine de livres, Annie Ernaux est devenue l'un de nos meilleurs écrivains. La recherche formelle dont témoignent ses textes, par la voie d'une méthode sans cesse inédite et repensée, a définitivement bouleversé le champ de l'écriture autobiographique. Fille unique d'un couple d'ouvriers devenus commerçants, elle passe son enfance à Yvetot, dans l'épicerie-café que tiennent ses parents, avant de faire ses études à Rouen et de devenir institutrice, puis agrégée de lettres. C'est tout particulièrement sa jeunesse en Normandie qui lui fournit le sujet ou le cadre de ses textes (La Place, La Honte, Ce qu'ils disent ou rien, L'Evénement, Les Années). À la suite de Nathalie Sarraute (Enfance), Michel Leiris (L'Age d'homme) ou Georges Perec (W ou le Souvenir d'enfance), elle révèle la trame du récit et la fiction intrinsèques au matériel autobiographique. A partir d'une parole, d'une photographie ou d'une émotion, elle impose la forme nécessaire à son récit. Le milieu ouvrier et paysan dont elle est issue l'a souvent conduite à un travail linguistique et culturel qui tient de l'anthropologie, mais la fluidité de son style et les sujets qu'elle aborde (le rapport au père, à la mère, au corps, la passion amoureuse) ne l'ont jamais privée d'un lectorat très large. Comme tous les grands écrivains, Annie Ernaux a donc réussi à imposer une écriture d'une exigence implacable sans jamais cesser d'être populaire.
Ouvrage lu dans le cadre d'un challenge épistolaire sous l'initiative d'Anne- Sophie
merci pour le lien vers le challenge :) et bravo pour ce joli billet. je n'ai jamais rien lu de cette auteure, et ce livre pourrait être une bonne entrée en matière.
RépondreSupprimerJoli billet, Mimi ! C'est grâce à ce texte que j'ai découvert Annie Ernaux, et j'en redemande !
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